« L’intérêt » de la recherche fondamentale en océanographie physique

Daniel Bourgault

Les chercheurs et chercheuses qui oeuvrent en recherche fondamentale, c’est-à-dire les fondamentalistes [1], sont régulièrement confrontés aux questions suivantes à propos de leurs recherches « À quoi ça sert? » et « Pourquoi c’est important? ». Ces questions sont posées par l’entourage, par les journalistes et aussi par les organismes subventionnaires. D’ailleurs, cela peut littéralement devenir une question de vie ou de  mort d’un programme de recherche si le ou la fondamentaliste n’arrive pas à convaincre ces organismes que la recherche proposée est « importante ». Par exemple, les instructions du programme de subvention À la découverte du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG) du Canada demandent ceci: « Indiquez en quoi la recherche revêt de l’importance. »

Les fondamentalistes ont parfois beaucoup de peine à répondre à ces questions à propos de l’utilité et de l’importance de leurs recherches. C’est que, voyez-vous, ils ne s’en préoccupent pas eux-mêmes! En général, l’utilité et l’importance de leurs recherches ne sont pas des sources de motivation. La recherche fondamentale est alimentée par la curiosité intellectuelle qui, pour être éveillée, ne nécessite pas de savoir si les choses sont utiles ou futiles. Les fondamentalistes s’intéressent à une problématique fondamentale un peu comme l’enfant s’intéresse aux insectes, sans trop savoir pourquoi et sans but précis, simplement par fascination, animés par une sorte d’appel interne insaisissable, par une soif de quête de connaissance.

Malgré cela, les fondamentalistes n’y échappent pas, ils doivent régulièrement justifier leur travail et expliquer pourquoi leur recherche est importante, du moins certainement aux organismes subventionnaires s’ils ont besoin de ressources pour mener leurs recherches.

Le cas de l’océanographie physique

Qu’en est-il plus spécifiquement en océanographie physique?

Eh bien, pour s’en sortir, les fondamentalistes de l’océanographie physique d’aujourd’hui s’appuient très souvent, tant bien que mal, sur les changements climatiques pour justifier leurs recherches aux yeux du public, des journalistes ou des organismes subventionnaires. Il est en effet très courant, pour ne pas dire systématique, de voir des demandes de subventions qui portent sur des sujets fondamentaux de la mécanique des fluides géophysiques, tels que l’étude des vagues sous-marines (mon dada), des tourbillons ou de la turbulence océanique pour ne citer que quelques exemples, se rattacher, souvent de façon précaire, à notre capacité de prévoir le climat. On argumente par exemple que si l’on comprend mieux les vagues sous-marines ou tel autre mécanisme fondamental exotique cela nous permettra ultimement de mieux prévoir le climat. La prétention étant que nos recherches « très importantes » permettraient ainsi de contribuer à la mitigation et à l’adaptation de l’humanité aux changements climatiques. Comme si le but ultime, le Saint-Graal de l’océanographie physique était d’arriver à prévoir le climat de l’océan.

On retrouve ce discours partout, dans les demandes de subvention, dans les articles scientifiques, dans les mémoires de maîtrise et thèses de doctorat, dans les textes vulgarisés et dans les médias. Par exemple, j’ai révisé il y a quelques années en tant qu’expert indépendant une grosse demande de subvention internationale qui portait sur une recherche très fondamentale à propos des vagues sous-marines. Au tout premier paragraphe, les auteurs justifiaient ainsi leur recherche « … la distribution des marées internes dans l’océan constitue une source significative d’incertitude dans les prévisions du climat. »

Dans ce récent article sur les vagues sous-marines publié dans la prestigieuse revue scientifique Nature The formation and fate of internal waves in the South China Sea on y retrouve encore et toujours cette même justification; on étudie les vagues sous-marines afin d’améliorer les modèles climatiques. L’idée que les vagues sous-marines sont importantes pour le climat est martelée à trois endroits clés de l’article (résumé, introduction et conclusion). Par exemple, le résumé se termine ainsi :« Ces découvertes sur le cycle de vie des vagues sous-marine vont contribuer à améliorer leur représentation dans les modèles numériques du climat » [2].

Je siégeais récemment à un comité de thèse de doctorat qui portait sur une recherche ultra spécialisée sur un type particulier de vagues sous-marines [3] et, lors de la défense orale, le candidat n’y a pas échappé, un des examinateurs lui a demandé en quoi ses résultats pourraient améliorer les prévisions climatiques.

On retrouve le même discours dans les articles de vulgarisation comme celui-ci qui traite d’un type de vagues sous-marines qu’on appelle les marées internes: Les mystérieuses marées internes géantes enfin expliquées. Dès la première phrase, on lit « Elles ne sont pas perceptibles en surface, pourtant les marées internes dans les océans peuvent bouleverser le climat et l’écosystème qu’elles parcourent. »

J’ai sélectionné ici des exemples à propos des vagues sous-marines, mais on retrouve cette rhétorique dans essentiellement tous les autres champs de la recherche fondamentale en océanographie physique.

Il semble que si la recherche en océanographie physique peut d’une façon ou d’une autre se rattacher à la problématique du climat alors c’est bel et bien « important » et « ça sert à quelque chose ». Tout le monde en sera convaincu et les subventions seront attribuées. C’est un jeu joué par la plupart des océanographes physiciens. Mais, entre vous et moi, la plupart des scientifiques derrière ces études fondamentales ne sont pas réellement et passionnément préoccupés par les changements climatiques. Bien personnellement, la toute première fois que j’ai observé des vagues sous-marines en mer lors de mon doctorat en 1997, j’ai été immédiatement et naturellement fasciné par ce phénomène et pas un instant je n’ai fait de lien avec les changements climatiques! C’était intéressant en soi.

On peut se demander: Et s’il n’y avait pas d’enjeux climatiques, y aurait-il tout de même de la recherche sur les vagues sous-marines ou sur les instabilités baroclines ou sur la turbulence océanique ou sur tout autre sujet hyper spécialisé et fondamental de l’océanographe physique? Mais bien sûr que oui! Le désir profond et intrinsèque des océanographes physiciens d’acquérir des connaissances dans ces domaines est complètement indépendant des enjeux climatiques.

Les scientifiques qui oeuvrent dans des domaines appliqués tels que l’ingénierie sont généralement à l’abri de ces questions d’utilité et d’importance. On ne demande pas à un ingénieur à quoi sert de construire un pont. La réponse nous semble si évidente et si convaincante. « Le pont sert à traverser la rivière. » Voilà une réponse claire et satisfaisante, car tout le monde s’entend, il est « important » de traverser la rivière.

Ce qui est peut-être plus étonnant est que le monde de l’art y échappe aussi. On ne demande pas à un musicien « à quoi ça sert » de faire de la musique ou à un peintre de toiles abstraites pourquoi ses toiles sont « importantes ».  Il semble qu’on accepte que ces réalisations puissent ne « servir à rien ». Or, on accepte moins facilement qu’un scientifique puisse faire de la recherche qui ne « serve à rien » ou qui ne soit pas « importante ».

Qu’est-ce que l’importance?

Qu’entend-on exactement par « l’importance » d’une recherche? Comment tranche-t-on entre ce qui est important de ce qui ne l’est pas? Sur quels critères d’importance se base le CRSNG pour attribuer ou non une subvention?

Le courant de pensée actuel semble suggérer que l’importance d’une recherche se mesure par sa capacité a être concrètement appliquée. La recherche sera considérée d’autant plus importante si elle a en plus un potentiel de retombées économiques immédiates. Il est ainsi très valorisé d’avoir des partenaires industriels. Autrement, la recherche n’est pas considérée comme étant réellement importante.

Mais est-ce là une bonne façon de déterminer l’importance d’une recherche? Et que signifie exactement le mot « important »? Pour aider à la réflexion, voici les définitions du Petit Robert et du Petit Larousse du mot « important », qui sont très semblables l’une et l’autre:

« Qui importe; qui a beaucoup d’intérêt, de grandes conséquences. » (Le Petit Robert)

« Qui a une valeur, un intérêt, un rôle considérable. » (Le Petit Larousse)

De ces définitions on retire que ce qui est important est, entre autres, « ce qui a de l’intérêt ». Autrement dit, ce qui est important est ce qui est intéressant. Mais alors, oui! ça devient une évidence, la recherche fondamentale est importante puisqu’elle est drôlement intéressante et fascinante et passionnante! Voilà la réponse! Du moins, voilà ma réponse. Voilà pourquoi c’est important de faire de la recherche fondamentale. Parce que c’est très intéressant! Un point c’est tout.

Prenons le cas particulier de mes propres recherches sur les vagues sous-marines. Ce sujet m’intéresse (lire me passionne) depuis presque 20 ans et intéresse toute une communauté internationale d’océanographes physiciens. Mais l’intérêt va bien au-delà du cercle scientifique. Les vagues sous-marines intéressent aussi la plupart des gens à qui j’en parle. C’est un sujet qui fascine, qui intéresse naturellement. C’est donc important. Par exemple, lors d’une entrevue récemment donnée à la radio le journaliste disait  « Je vous écoute ce matin et c’est passionnant! » Autrement dit, « Je vous écoute ce matin, et vos recherches sont importantes! ». Les vagues sous-marines intéressent même les interprètes du Coran (voir le billet: Les vagues sous-marines mentionnées dans le Coran?)

Voilà des exemples qui montrent que la recherche fondamentale sur les vagues sous-marines est importante puisqu’intéressante. On pourrait faire le même constat sur les autres champs de la recherche fondamentale en océanographie physique ou en science en général.

Pour comparaison, je suis allé voir ce que sont les critères du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) pour leur programme de bourse en recherche et création. On y trouve que l’un des critères est « Intérêt et pertinence du projet ». Il est intéressant de constater cette différence de vocabulaire entre ces deux organismes qui subventionnent de la recherche. Le CRSNG demande aux scientifiques de montrer en quoi leur recherche est « importante » alors que le CALQ demande aux artistes de montrer en quoi leur recherche est « intéressante ». Mais en réalité, c’est la même chose qui est demandée puisque l’importance se définit entre autres par l’intérêt.

On ne devrait pas il me semble se satisfaire d’une réponse pragmatique pour justifier nos actions en recherche. D’accord, le pont sert à traverser la rivière. Mais est-ce pour autant une réponse satisfaisante, est-ce là la fin du questionnement? Ne devrait-on pas poursuivre le questionnement et se demander pourquoi est-ce nécessaire de traverser la rivière? Et questionner en retour la réponse donnée, et ainsi de suite. Ultimement, l’enchainement de ces questions mènera inexorablement à la question du sens de la Vie. En fait, personne ne peut avoir la prétention de réellement savoir à quoi servent nos actions, qu’elles nous paraissent utiles, concrètes et nécessaires ou inutiles, abstraites et futiles. En somme, personne ne sait pourquoi nous sommes en ce bas monde et pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Pour autant, ne pas savoir pourquoi on fait les choses ne devrait certainement pas être un frein à nos accomplissements.

Conclusion

Alors, pourquoi est-ce important de faire de la recherche fondamentale? Parce que c’est drôlement intéressant, non seulement pour les scientifiques, mais pour la société en général.

Et à quoi sert de faire de la recherche fondamentale? Ça sert à maintenir et à développer notre capacité de raisonnement et notre créativité, ça sert à alimenter notre curiosité intellectuelle, ça sert ainsi au développement de l’humanité. Il n’y a rien de plus naturel que de se poser des questions et de vouloir y répondre sans se soucier un instant des retombées pratiques que la réponse pourrait susciter. C’est le propre de l’humain, c’est fondamental, c’est intrinsèque. Même si l’on n’arrive pas à bien comprendre pourquoi on se pose des questions, le fait est que l’humain s’en pose continuellement depuis toujours et que c’est ainsi que l’humanité a évolué telle que nous le sommes aujourd’hui.

Et ne serait-il pas grand temps que les océanographes physiciens qui s’intéressent à des processus fondamentaux cessent de justifier leurs recherches par les changements climatiques? Les processus fondamentaux de la mécanique des fluides géophysiques ont commencé à être étudiés bien avant que l’humanité s’inquiète des changements climatiques.

En somme, la recherche fondamentale devrait être encouragée telle qu’elle est, telle qu’elle doit exister, sans justification, sans but précis, en soi, simplement parce qu’elle est intéressante.

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Notes

[1] Se dit d’un scientifique qui fait de la recherche fondamentale. Larousse en ligne.

[2] Traduction et adaptation libre de: Together, these findings give a cradle-to-grave picture of internal waves on a basin scale, which will support further improvements of their representation in numerical climate predictions.

[3] Le doctorat en question portait sur les vagues internes fortement nonlinéaires de mode 2.

À propos de l’auteurDaniel Bourgault est professeur chercheur en océanographie physique au POLR et membre de Québec-Océan. Il s’intéresse particulièrement aux vagues sous-marines et à la turbulence océanique. Merci à Marie-José Naud et à Jérôme Lemelin pour leurs commentaires sur ce texte d’opinion. L’image d’équations qui accompagne ce texte est tirée de: Grue J, Bourgault D et Galbraith PS 2016 Supercritical dead water: effect of nonlinearity and comparison with observations Journal of Fluid Mechanics 803 436-465

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